
il était né à Saint-Chamond
Roger Planchon, 1931-2009
Roger Planchon, metteur en scène et directeur de théâtre, acteur, auteur, cinéaste
Le Monde, 13 mai 2009

uand il évoquait sa mort, Roger Planchon disait : "Le jour où je crèverai."
Il préférait ce mot qu'on employait - le même pour les bêtes et les
gens - dans cette Ardèche pauvre, dure et paysanne où il avait passé
son enfance. Le metteur en scène, acteur, cinéaste et grand animateur,
au sens où Jean Vilar l'entendait, a donc "crevé" mardi 12 mai, à
Paris. Il était chez lui et lisait une pièce de théâtre. Il s'est senti
fatigué. Il s'est alité. Son coeur l'a lâché. C'était fini. Son fils
Stéphane a annoncé la nouvelle en disant : "Il est parti en travaillant."
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Roger Planchon avait 77 ans. Il n'aura jamais
cessé de travailler. Il y a quelques semaines encore, il était sur la
scène du Théâtre Silvia-Monfort, à Paris, avec sa femme, la comédienne
Colette Dompietrini, pour jouer Amédée ou comment s'en débarrasser,
d'Eugène Ionesco. Il avait voulu faire ce spectacle pour fêter, à sa
façon, les cent ans de la naissance de Ionesco, qu'il avait bien connu,
quand il était jeune, à Lyon. C'était dans les années 1950, au tout
début de l'aventure qui allait faire de Roger Planchon un des premiers
hommes de théâtre du XXe siècle. Un des emblèmes de la
décentralisation en ce qu'elle a eu de meilleur : l'audace artistique
liée à un sens réfléchi du public.
Avant d'en arriver là, il y a l'enfance, cette enfance pendant laquelle le petit Roger a "gardé les vaches sur les plateaux ardéchois".
Cela, il l'a dit et redit. Il savait merveilleusement parler de la
France rurale de l'avant-guerre. En conteur-né, alliant l'image à
l'imagination. Un livre en témoigne : Apprentissages, Mémoires, ses souvenirs, écrits pour sa petite-fille Esmé (Plon, 2004).
Il commence par une description des paysages de l'enfance où "le quotidien s'appelait courage",
entre la ferme de son grand-père et Saint-Chamond l'ouvrière (Loire),
la ville où il est né le 13 septembre 1931. Comme beaucoup d'autres,
ses parents avaient quitté la montagne pour trouver du travail en
ville. La mère était bonne dans un hôtel, le père a tenu plusieurs
bistrots, ces bistrots où les clients ont "la dalle en pente" et où les patrons doivent suivre.
Très
tôt repéré pour son intelligence, Roger Planchon est pris en charge par
des jésuites, chez qui il étudie. A peine sorti de l'adolescence, il
part pour Lyon, où il débarque, dit-il, en sauvage. Un sauvage prêt à
empoigner la vie avec un appétit, une insolence, un culot et un talent
rares. Chez les jésuites, il a découvert le théâtre.
A Lyon, en
1950 - il n'a pas encore 20 ans -, il crée sa première salle, avec
quelques amis rencontrés dans un cours d'art dramatique, dont Robert
Gilbert, qui deviendra son remarquable administrateur. La cave contient
90 places. Sur le plateau, Roger Planchon réunit Jean Bouise, Isabelle
Sadoyan, Jacques Rosner. Ensemble, ils jouent des auteurs élisabéthains
et des contemporains : Ionesco, donc, Brecht (que Planchon rencontre
dès 1954), Vitrac, Adamov ou Michel Vinaver (Les Coréens).
Trois
ans plus tard, Roger Planchon et ses amis, n'en pouvant plus de
l'étroitesse de leur salle et de l'absence d'intérêt de la municipalité
de Lyon pour leur travail, se tournent vers Villeurbanne. Le maire,
Etienne Gagnaire, leur propose le Théâtre de la Cité ouvrière de
Villeurbanne, un nom qui sera raccourci en Théâtre de la Cité à partir
de 1960. En 1972, il deviendra le Théâtre national populaire.
Ce
sigle prestigieux, qui appartenait à Jean Vilar, est transféré par le
ministère de la culture à Roger Planchon parce qu'il est considéré
comme le seul digne de le recevoir en héritage. C'est une juste
récompense d'un travail qui, d'emblée, s'est accompagné d'une réflexion
critique sur les oeuvres et sur le rôle que le théâtre doit jouer dans
la société. Lier les destins individuels et collectif : voilà ce qui
l'intéresse et guide son travail.
En 1962, il signe un coup d'éclat avec une mise en scène de Tartuffe,
de Molière, passée au crible de l'interprétation psychanalytique.
Planchon met en évidence l'homosexualité inavouée de Tartuffe et Orgon,
tout en pointant les rapports sociaux dominés par l'absolutisme royal.
C'est
le grand début de la vague des "relectures" des classiques, qui donne
un souffle nouveau à Molière, Racine ou Marivaux. Planchon sait aussi
faire hurler de rire les salles, avec Les Trois Mousquetaires. Au tournant des années 1960-1970, il est à son zénith, et entraîne à sa suite de nombreux metteurs en scène.
L'ÉCRITURE, LE CINÉMA
Cette
stature, liée à un sens politique hors pair, fait tout naturellement du
patron du TNP un chef de file du mouvement de mai 1968. Pendant les
événements, tout le monde se retrouve à Villeurbanne pour discuter de
l'avenir de la profession. Redoutable débatteur et fin politique, Roger
Planchon sait négocier avec les ministres, et, s'il le faut, taper du
poing sur la table. Il sait aussi imposer ce qu'il veut dans sa
carrière de directeur, qui prend un autre tour, au fil des années 1970
et 1980. En 1971, il demande à Patrice Chéreau de le rejoindre à
Villeurbanne en tant que codirecteur. Ce dernier resta dix ans au
TNP, puis Georges Lavaudant lui succéda de 1986 à 1996.
L'histoire
des riches heures du TNP est relatée dans une somme écrite par Michel
Bataillon, le dramaturge de Planchon au TNP. Sous le titre d'Un défi en province. Chronique d'une aventure théâtrale.
On y voit comment se construit une histoire, entre les aléas politiques
et les désirs artistiques. On y sent l'énorme force de conviction de
Roger Planchon, homme au charme puissant.
Dès 1962, Roger Planchon a commencé à écrire. Une autre part de sa vie, à laquelle il tenait infiniment. Sa première pièce, La Remise, puise dans les souvenirs de l'enfance ardéchoise. Elle est belle, comme Le Vieil hiver et Fragile forêt (créées en 1990), qui forment un diptyque sur le temps. Mais ce sont Les Libertins (1967) et Gilles de Rais (1975)
qui ont le plus marqué les esprits, à cause de leur souveraine
insolence. Roger Planchon a aussi toujours été tenté par le cinéma. Il
n'arrivera pas à imposer ses films, George Dandin (1987), Louis enfant-roi (1991) et Lautrec (1997). C'était l'un des regrets de cet homme remarquable, qui avait quitté en 2002 le TNP.
Le Monde

Roger Planchon, Ardéchois coeur fidèle
Entré
dans les dictionnaires, célèbre sur les scènes du monde entier, l'homme
de théâtre avait fait l'objet d'un portrait dans La Croix en 2005
L'histoire
de Roger Planchon, c'est l'histoire de toute une génération. Celle des
Jean Vilar, Jean Dasté, Hubert Gignoux... Celle des pionniers de la
décentralisation, hérauts du «théâtre service public». Installé à
Lyon, dans le petit Théâtre de la Comédie au tout début des années
cinquante, puis à Villeurbanne au Théâtre de la Cité (où il hérite en
1972 du sigle TNP créé pour Jean Vilar), il y a fait découvrir ou
redécouvrir Molière, Racine, Marivaux, Dubillard, Vinaver, Ionesco.
Pourtant, à 73 ans, ayant quitté la direction du TNP pour retrouver
le statut de directeur d'une «jeune compagnie» (le Studio 24), ce
n'est pas en maître de la scène qu'il se présente aujourd'hui, mais en
homme «surgi des terres ardéchoises de l'enfance (1)», selon la belle
formule de Jean-Jacques Lerrant, ancien critique du Progrès de Lyon et ami fidèle.
Crinière blanche, affable, insaisissable, Planchon acquiesce («l'Ardèche, c'est le fond de ce que je suis») et renvoie aux premières
lignes de son autobiographie concernant ses années d'enfance qu'il a
adressée à sa petite fille Edmée, Apprentissages (2) : «Je
suis né et j'ai été nourri au Jardin de France. C'est Touraine, dit
Rabelais. Moi, c'est Ardèche. Est-ce en France ? Je ne sais pas. Ce
n'est pas un jardin d'agrément. Accroché aux volcans, un Ardéchois se
dit : "Courage, tu es né sur le flanc de furieux qui ne furent pas
insignifiants." Aujourd'hui, ces arrogants se tassent mais c'est
l'Ardèche.»
Des origines campagnardes
Ses
origines sont modestes. Né à Saint-Chamond, le 13 septembre 1931,
Planchon est fils de paysans qui, comme tant d'autres avant-guerre, ont
quitté leur village pour gagner la grande ville. Sa mère, Marie («une
femme courageuse, une grande dame») est bonne dans un hôtel. Son père
tient successivement plusieurs «bistrots dans les quartiers les plus
populaires», et notamment face aux aciéries de Saint-Chamond. Son
penchant pour la boisson est certain, «mais, excuse Planchon, les
clients avaient la dalle en pente et le patron se devait d'incliner
plus sérieusement la sienne». Jamais ce père n'eut le vin mauvais. «Il était la Bonté avec B majuscule.»
Roger Planchon parle avec tendresse. Comme s'il se reprochait le
temps où il se gardait de trop évoquer ces années. «À 16 ans,
explique-t-il, j'étais comme les petits gars de banlieue qui veulent
sortir de la banlieue : j'évitais de parler des bistrots de mon père.»
C'est pourtant dans ces bistrots qu'il a fait ses humanités, approchant
au plus près la vérité de ces «petites gens qui sont du peuple qui ne
meurt pas».
«Tous les spectacles que j'ai montés m'ont ramené dans mon milieu,
reprend Planchon. Je sais parfaitement que les ouvriers qui
construisent les théâtres n'y vont pas obligatoirement. Pas plus que
les gens modestes. Mais j'ai toujours voulu travailler pour eux aussi.
Lorsqu'ils entrent dans une salle, ils ont envie de voir de beaux
décors, de beaux costumes. S'ils font "fauchés", ils ont l'impression
que l'on se moque d'eux. Ils ne croient pas aux princesses en jean
déchiré. Les belles dames doivent porter de belles robes, sinon elles
trichent ! Ils ont raison. J'y ai toujours fait attention.»
Résistant à 14 ans
À
20 ans, Planchon jettera un même voile pudique sur ses origines
campagnardes. C'était à l'époque où il fréquentait Sartre, Marthe
Robert, Arthur Adamov («il me réveillait à trois heures du matin pour
me parler de L'Éducation sentimentale de Flaubert»). Elles ne lui en reviendront pas moins «très vite à la figure».
En 1960, un producteur lui commande un scénario pour un film qui ne sera jamais réalisé. Planchon en tirera sa première pièce, La Remise.
«Elle raconte l'histoire de mon oncle, un petit Ardéchois qui se
suicide... Mon problème venait des intellectuels que je croisais au
lendemain de la guerre. Ils jetaient sur les paysans un regard
incroyable. Ils les imaginaient tous pétainistes.»
Ils ne savaient pas que Roger Planchon s'était engagé dans la
Résistance à l'âge de 14 ans. Il est même, à ce titre, «le plus jeune
médaillé de France». Lui, l'élève «pauvre» des Frères des Écoles
chrétiennes qui fuyait les cours, a été décoré devant toute l'école
réunie, à la Libération. «L'événement, s'amuse-t-il, n'enthousiasma
guère mon père. Il a fallu longuement insister pour qu'il accepte de
fermer son bistrot et assiste à la cérémonie. Ce cirque le gênait.»
Le traumatisme de la guerre
Enfant
de la terre, Planchon est donc aussi enfant de la guerre. «Je l'ai
vécue de très près, adolescent. J'ai vu ses tueries, les otages abattus
sur les trottoirs.» Au cours d'une mission de liaison, il est pris par
les Allemands. Quatre-vingt-huit innocents sont massacrés. Planchon en
réchappe. «Je suis un survivant. Pendant près de quarante ans, je n'ai
pu me défaire de ce souvenir. Il suffisait que je voie un film avec des
casques allemands pour que je passe une nuit de cauchemars. Même s'il
ne s'agissait que d'une comédie, comme La Grande Vadrouille..»
Ceci explique-t-il cela ? Longtemps, les mises en scène de Roger
Planchon ont été ponctuées de séquences à la violence brutale. Qu'il
s'agisse de classiques (Tartuffe, Andromaque, qu'il replace en 1989 dans le contexte de la Fronde) ou de ses propres pièces : à commencer par Fragile Forêt et Vieil hiver.
Ce diptyque raconte un siège lors des guerres de religion, vu
alternativement du côté des assiégeants et des assiégés. Planchon l'a
créé en 1991.
Vingt-cinq ans après, il en corrige encore le texte comme il
reprend régulièrement ceux de toutes ses pièces : une dizaine en tout.
«Le travail n'est jamais fini, s'excuse-t-il. Je n'écris pas pour moi
mais pour des acteurs. Il faut aller vite, quitte à améliorer ensuite.
Je n'agis pas en écrivain mais en chef de troupe à l'ancienne.» Il en
appelle à Molière, à Orson Welles aussi.
Une éducation religieuse
On
s'étonne ? «Ma première passion a été le cinéma, dit-il. J'ai
découvert Orson Welles à 17 ans. J'étais fasciné. Je ne savais rien du
théâtre, sinon que Welles avait débuté en prenant cette voie avant de
réaliser ses premiers films. J'ai décidé de suivre son exemple. Je
pensais que ce serait plus facile.»
Planchon doit attendre presque trente ans avant de se retrouver derrière une caméra. En 1987, il tourne Dandin, puis suivent Louis enfant roi en 1992, et Lautrec
en 1998... Il rassemble nombre d'acteurs et de techniciens qui
travaillent régulièrement avec lui au théâtre. Il y raconte non
seulement l'histoire d'un personnage (roi ou peintre) mais plus encore
celle d'un temps, d'une époque, multipliant les digressions et les
références. Certains le lui ont reproché.
Il se défend en se présentant comme un «goulu» de la connaissance
et de la culture. Un «vrai autodidacte» qui s'est formé non à
l'université mais sur le tas, par la grâce d'un religieux qu'il n'a pas
oublié : le F. Paul-Antoine, surveillant général de l'établissement où,
bien que décoré, il n'avait toujours pas pris goût aux études. «C'était un pédagogue admirable, dit-il, maigre comme un clou.»
Un jour, l'adolescent est surpris par le Frère après avoir fait le
mur. Au lieu de la gifle attendue, une question fuse : «Quel film
es-tu allé voir ?» Peu à peu, une relation d'amitié se noue entre ce
maître inattendu et l'élève Planchon. «Je lui dois tout, il m'a fait
découvrir le cinéma, la philosophie, la peinture, l'esthétique et, plus
encore, la poésie : tout de suite, je suis devenu un accro.»
Un amoureux de la poésie
C'est
d'ailleurs en déclamant de la poésie, devant une assistance médusée,
que Planchon a fait ses premiers pas sur une scène, dans une cave
appelée Le Perdido. C'est là que Jean-Jacques Lerrant l'a découvert au
détour des années cinquante, «insolent diseur de poèmes, adolescent à
la crinière léonine qui lançait comme cris de guerre des vers de
Baudelaire et Michaux».
Depuis, Roger Planchon ne part jamais en voyage ou en tournée sans
emporter dans ses bagages quatre ou cinq recueils de poètes. «Je les
lis avant de m'endormir. Classiques ou contemporains. Publiés dans la
Pléiade ou en édition "tirée à 50 exemplaires".» Il a noué avec des
poètes des amitiés profondes, notamment avec le jésuite Jean Mambrino.
«Comme les vrais amateurs de peinture apprécient tous les
peintres, j'aime tous les poètes, lance-t-il. Ils parlent de la réalité
du monde comme personne d'autre n'a jamais su le faire. Ils connaissent
le cosmos.» En cela, «ils sont semblables aux paysans de l'Ardèche».
Il revient toujours à l'Ardèche
Par-delà
ses projets (ouvrir un nouveau lieu de tournage ; mettre au point un
mécanisme sérieux de coproduction audiovisuelle en Rhône-Alpes, afin
d'ouvrir un marché du travail aux intermittents et d'apporter un sang
neuf aux fictions télévisuelles...), Planchon revient toujours à
l'Ardèche. Il avoue cependant n'avoir jamais revisité les lieux qui le
virent grandir, «sauf une fois, pour montrer la région à ma femme».
Il n'a jamais voulu non plus hériter de la maison de ses parents,
dans le village. Il l'a laissée à son frère Paul, réalisateur de
télévision. «Il m'est impossible de revenir là-bas en vacances ou en
touriste. Trop de gens ont travaillé, transpiré, souffert. Quand je
passe en voiture dans la région, je vois les striures des montagnes,
les champs en espaliers de deux à trois mètres de large que cultivaient
les paysans ; les femmes qui tiraient la charrue, même enceintes ; la
sueur, la peine, ce prodigieux courage pour survivre sur cette terre...
Je n'ai qu'une envie : me mettre à genoux.»
Ou alors se réfugier dans les souvenirs d'orages, lorsque lui-même
était berger sur les collines. «J'étais installé aux premières loges,
comme le sont les princes dans les théâtres. Mais la scène qui me
faisait face était le cosmos. Cela dépasse tout ce que l'on peut
imaginer.» Même le théâtre.
Didier Mereuze
(1) Un défi en province. Planchon. Par Michel Bataillon. Préface de
Jean-Jacques Lerrant. Éd. Marval. Coffret de 2 vol. : 1950-1975. (59,
90 Euros). Un second coffret de 2 vol, toujours par Michel Bataillon,
vient de paraître chez le même éditeur, sous le titre Chéreau,
Lavaudant, Planchon - 1972-2000 (60 Euros).
(2) Apprentissages par Roger Planchon. Plon. 630 p. 25 Euro.
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