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Saint-Chamond
1 juin 2008

Jean de la Rive, d'après M. Fournier

Diapositive1

 

les idées de Jean de la Rive

M. FOURNIER (1949) *

 

Qui ne connaît, à Saint-Chamond, ce vieux maître d'école qui, pendant près de quarante ans, a élevé des générations d'enfants et leur a versé, dans l'âme et dans le cerveau, ce qu'il avait en lui de plus précieux, un peu de science et beaucoup de bonté ?

Un élève était pour lui un fils. D'un coeur toujours ému, il le enfants_Saint_Chamond_avant_1911recevait des mains d'une mère, il l'adoptait aussitôt, lui souriait et, quand il l'avait apprivoisé, cherchait à découvrir le mystère de ses yeux innocents. Et, tout doucement, sans jamais l'abandonner, il l'inclinait vers l'effort, le bien, le devoir.

Mais pourquoi essayer de vous retracer ce que fut Jean de la Rive ? Interrogez ces anciens élèves devenus des hommes, des pères de famille, ils vous diront qui il était.

Il n'est plus à présent, qu'un long vieillard penché qui se promène, d'un pied mal assuré, le long des rues, contemplant une muraille qui fait surgir en lui les souvenirs du passé, suivant des yeux un jeune couple qu'enchante l'Amour, prenant plaisir aux jeux de bambins dépenaillés qui seront peut-être, un jour, des héros, abordant d'un mot amical des ancêtre qui, dans leurs rides, leurs mains décharnées, portent l'empreinte des dévouements, des sacrifices, des abandons, des peines, des misères, parmi lesquels ils ont vécu.

Il aurait pu, comme tant de ses collègues, cacher à ses élèves sa décrépitude, aller chercher, là-bas, les vastes horizons, baigner ses faibles yeux dans l'azur profond d'un soleil du Midi, entendre la musique des cigales et se laisser pénétrer par les parfums qui dévalent les côteaux brûlants de la plaine. À toutes les exhortations des siens, il ne sait que répondre :

- J'ai vécu là, dans cette petite ville déshéritée et j'y mourrai. N'est-ce donc rien, pour ceux qu'on a pétris en quelque sorte, modelés, que de vouloir partager jusqu'au bout leur humble sort ? Si je ne suis plus, à présent, qu'une ruine, eux savent quelle flamme brûlait jadis en moi ! Leur tourner le dos, les quitter, quand mes forces m'abandonnent, ce serait une lâcheté, une trahison ! On ne se donne pas deux fois. Je me suis donné à eux et leur reste fidèle. Qu'ils soient au moins comment finit un homme qui a accompli, de son mieux, une grande tâche et qui descend au tombeau simplement, en pardonnant à tous, même aux méchants qui ne savent pas ce qu'ils font. Ce sera ma dernière leçon, la meilleure...

Surtout, ne prenez pas Jean de la Rive pour un songe-creux, un chevaucheur de chimères, un de ces êtres veules qui tremblent devant les puissants, qui acceptent le mal et restent indifférents quand leur voisin est victime d'une injustice. S'il est, au fond, le plus tendre des hommes, il est aussi celui qui ne veut pas se laisser abuser par les discours, les attitudes, les théories des faux prophètes.

Lisant chaque jour une page des Essais de Montaigne, c'est sans flatterie qu'il se juge et juge les autres. Voir clair en lui et chercher à découvrir les mobiles secrets qui font agir ces annonciateurs d'un monde nouveau,074 prélude de l'âge d'or, où les êtres humains seront soumis à une administration despotique, entraînés dans un tourbillon infernal où la Machine sera l'idole, où l'âme, l'esprit, le coeur, le Ciel seront bannis, voilà ce qui parfois l'obsède et le tourmente, quand il se penche sur le livre des Destinées.

Comme il y a loin encore jusqu'à cette Cité future rêvée par Jaurès "habitable pour tous et réservant à tous la vision de la beauté et le repos de la félicité !".

Certes on pourrait, par une éducation bien entendue, assurer, diriger, hâter le progrès social, si on ne comptait ni avec les passions ni avec les intérêts, ni avec les vices.

Et Jean de la Rive s'interroge et se demande anxieux :

- Que deviendront la liberté humaine et les valeurs spirituelles dans ce monstrueux organisme qui s'élabore dans l'ombre et qui menace l'univers entier ? Tant de siècles de civilisation vont-ils aboutir à cet État-Providence qu'on nous fait entrevoir, livré à des scribes anonymes, sans visages, sans entrailles, jetant ou reprenant d'une main indifférente les signes trompeurs de la richesse ?

Ah ! s'il pouvait dire à ces novateurs astucieux qui aiment volontiers à s'envelopper de voiles et de mystère :

- Vous voulez sincèrement le bonheur de l'enfant qui vient de naître, imitez femmes_de_Provencedonc les vieilles femmes de Provence qui présentaient autrefois à la jeune mère, en guise de présent, une couple d'oeufs, un quignon de pain, un grain de sel et une allumette, et elles ajoutaient à leur don cette formule : "Mignon, sois plein comme un oeuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette".

Fort et courageux dans la conquête des biens terrestres, bon, sage, droit et fier, comme il convient à un homme libre, n'est-ce pas le modèle qu'il s'ets proposé jadis, lui, Jean de la Rive, dans son oeuvre d'éducation nationale ?

Les épreuves, hélas ! ne manqueront pas, plus tard à ces enfants, dans l'exercice de leur métier d'hommes, il ne le sait que trop ! mais du moins, en les quittant, au seuil de l'adolescence, il leur avait laissé un viatique : il les avait voués pour toujours à la patrie, à l'honneur, au devoir.

Que ne pouvez-vous apercevoir tout ce qui fermente, bouillonne dans ce vieux coeur usé qui a conservé pour ce qui, dans la vie, est vrai, généreux et noble, une extraordinaire fraîcheur !

Homme de foi profonde, c'est avec tristesse qu'il voit le culte s'égarer dans la pratique de saints, plus ou moins authentiques, qui finiront par ternir, obscurcir, effacer la grande figure du Christ.

Sans jamais être sectaire, il compta parmi les troupes d'avant-garde et se détourna de la politique militante, quand il vit les partis s'y heurter pour la conquête des places, des prébendes, des honneurs et l'assouvissement de leurs basses rancunes.

Le sport lui sourit, jusqu'au jour où il vit les foules se précipiter dans les stades, pour applaudir des champions que les clubs achètent, revendent, se disputent, se repassent, comme des poulains au champ de foire.

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À ces vains jeux du cirque, qui rappellent les plus mauvais jours de l'Empire romain, il oppose la méthode suédoise, moins spectaculaire, accessible à tous, et qui aurait pu sauver notre race d'une lente mais certain déchéance.

Que de bien pourrait faire le journal dans une démocratie, s'il était libre, indépendant, rédigé par d'honnêtes écrivains, moins soucieux de flatter les passions de leurs lecteurs que de les instruire ! Hélas ! tous portent la cocarde de leurs maîtres, battent pour eux du tambour, devant les urnes. Qui dispose de la presse, dispose des suffrages. le succès couvre tout. La loi du nombre est souveraine...

Il avait mis dans le cinéma bien des espoirs qui ont été déçus. Cette belle découverte française devait, selon lui, propager les chefs d'oeuvre, étaler, sous les yeux, le vrai visage du monde, nous faire participer à la vie de l'ouvrier dans son usine, aux travaux de la ferme, aux secrets des laboratoires, rendre sensible tout ce qu'il y a de poésie dans la nature. Ce n'est plus aujourd'hui qu'un spectacle grossier et de mauvais goût, d'où l'art a disparu.BranlyLab05

Que n'a-t-on fait de la radio, cette bouche aux résonances infinies que le Français Branly [ci-contre] et l'Italien Marconi ont donnée au monde ? Quand les plus belles voix, les plus sages, les plus représentatives devraient se faire entendre par elle, ce ne sont, le plus souvent, que propos de turlupins, musiques nègres, arlequinades, vains bruits de foules en délire. Cependant l'humanité inquiète, si longtemps martyrisée, attend toujours la parole insigne qui, portée par les ondes, dissipera les haines, rassurera les esprits, fera tomber des mains des violents les armes criminelles.

L'école qu'il a tant aimée, qu'il a défendue contre le fanatisme, qu'il a voulu soustraire à l'emprise des idéologies malsaines, des factions partisanes, pour en faire une sorte de temple vénéré de tous, où des âmes d'enfants pouvaient s'épanouir librement, dans une atmosphère sereine, épurée, n'a-t-il pas vu, lui, Jean de la Rive, quelques-uns de ses jeunes maîtres la quitter cette maison de l'amitié, et lui préférer le tumulte et les criailleries du Forum ! Les malheureux ! N'ont-ils donc pas senti, au fond d'eux-mêmes, combien la mission de l'éducateur l'emportait sur le métier d'histrion, de batteur d'estrade ?

Lui, le grammairien, le lexicographe, en est venu à maudire les mots qui se font les complices du mensonge. Arrêté devant une affiche de propagande, il parcourt des yeux cette phraséologie pitoyable, qui cache sa perfidie sous un débordement d'épithètes barbares, toutes gonflées de venin. Il s'éloigne en haussant les épaules. La vérité ne s'exprime pas ainsi, remarque-t-il, et n'a pas besoin de s'affubler de ces oripeaux pour nous convaincre. Faut-il que ces démagogues, ces trublions, ces sinistres fantoches le méprisent, le peuple, pour essayer de le piper avec de si grossiers artifices !

- Quel pessimisme, ce Jean de la Rive, ne manquerez-vous pas de dire, mais ce malheureux voit tout en noir ! Avec de telles dispositions, combine triste doit être sa compagnie !

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la rue Victor Hugo à Saint-Chamond avant 1907

Détrompez-vous ! Ce censeur bénévole est resté affable, accueillant, doux, sensible à la beauté. Il a vécu, entre l'ironie et la pitié, avec une âme bienveillante, ne se laissant pas entamer par le doute, malgré tant d'expériences désastreuses, conservant une foi invétérée dans les destinées de son pays et le triomphe de la démocratie. Il voudrait que la République n'eût qu'un mot pour devise : Fraternité ! Ah ! l'heureux jour, où chacun se tenant par la main, toutes classes confondues, il verrait le Peuple, débarrassé enfin de ses mauvais bergers, ayant retrouvé les vertus d'autrefois, s'acheminer, vers la Lumière, sous la conduite des élites, en clamant aux échos sa joie de vivre !

 

M. Fournier, Tableaux de la vie saint-chamonaise, 1949, p. 9-14

 

 

 

* les propos de cet auteur n'engagent que lui, bien sûr...

tableaux_vie_saint_chamonaise_1949_couv

 

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